Chez

Sarah Martinon, du trait au dessein

Elle signe la toute dernière collaboration de The Socialite Family, déclinée sous la forme d’une tapisserie et d’une paire de rideaux sur lesquels se fixe un paysage : Il Cielo in una stanza interprète avec fantaisie et onirisme les souvenirs d’enfance de Constance Gennari, fondatrice et directrice artistique de The Socialite Family. L’occasion pour nous de pousser la porte de l’appartement parisien de la dessinatrice et graphiste Sarah Martinon. C’est dans une oasis Art déco, posée au beau milieu d’un quartier très animé de Paris, qu’elle a élu domicile en famille. En famille, mais pas que : la salle à manger, tapissée d’une bibliothèque pleine à craquer de livres, s’est transformée en bureau. Le centre vibrant de l’appartement s’est ainsi désaxé pour prendre vie dans la cuisine, ouverte sur les autres pièces. Passez au salon et ce sont les vinyles collectionnés par son compagnon qui envahiront votre champ de vision, tandis qu’un peu partout, la passion des luminaires de collection, principalement des années 1970 et 1980, se retrouve, çà et là, dans chaque pièce. Nous avons parlé parcours et projets, inspirations – elles sont nombreuses – et travaux. Au détour de notre conversation, nous avons croisé, entre autres, à peu près tous les courants artistiques de la fin du XIXe siècle, quelques grands noms de l’illustration et du beau livre, les années 1970 dans leur psychédélisme, la passion pour la science-fiction et les livres de poche d’un grand-père. De quoi repartir l’esprit saturé de couleurs.

Lieu

Paris

texte

Elsa Cau

Photographies et Vidéos

Jeanne Perrotte, Constance Gennari

TSF

Sarah, présentez-vous.

Sarah

Je suis dessinatrice et graphiste. Je suis mère de deux filles, Ava, six ans et demi et Rivka, un an. J’ai suivi des études d’arts appliqués, à l’issue desquelles j’ai collaboré quelques années avec un autre graphiste avant de poursuivre seule mon métier ; ce, dès la naissance de ma première fille en 2017. J’ai dessiné et peint toute mon enfance et cela m’a manqué pendant les premières années de ma carrière. Alors j’ai trouvé, disons, une manière de réintégrer cette activité dans ma pratique quotidienne, d’abord grâce aux motifs. En effet, je travaillais entre autres pour des créateurs, des marques de mode, des architectes d’intérieur. J’ai voulu leur proposer, dans l’idée de créer des identités encore plus fortes, d’insérer des dessins, ou d’imaginer des motifs originaux pour des collections, des décors pour des projets spécifiques. Et cela a très vite pris. Je conçois aussi beaucoup de beaux livres, des catalogues d’exposition, des monographies d’artistes ; je dessine des caractères de typographie, aussi.

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Pouvez-vous nous citer quelques projets qui vous ont marquée dans votre carrière ?

Sarah

Je pense à Johanna Senyk que j’avais rencontrée à l’époque de sa première marque Wanda Nylon et qui a ensuite fait appel à moi pour dessiner les imprimés des collections de Françoise. En 2019, Gallimard m’a proposé de concevoir la maquette de la réédition illustrée de À Rebours, le roman de Joris-Karl Huysmans, publiée à l’occasion de l’exposition Joris-Karl Huysmans critique d’art, sous la direction de Stéphane Guégan et André Guyaux, en coédition avec le Musée d’Orsay. C’est un roman très important pour moi, depuis longtemps. J’étais donc absolument ravie. En essayant de retranscrire l’esprit atmosphérique de l’ouvrage, l’univers capiteux extrêmement chargé méticuleusement imaginé par Des Esseintes (le personnage principal), j’ai suggéré de densifier l’iconographie en dessinant de faux papiers marbrés, voluptueux, psychédéliques, pour les gardes et les entrées de chapitre, dont les chiffres d’entrée relèvent presque plus du dessin que de la typographie. C’était une occasion unique d’intégrer mes dessins dans un livre, je ne me permettrais jamais de le faire dans une monographie d’artiste par exemple ! Le dessin est rapidement devenu une pratique à part entière, qui occupe maintenant plus de la moitié de mon temps de travail. Je crée des motifs pour des papiers peints, pour des textiles, je dessine des décors panoramiques, entre autres pour des architectes. En ce moment, j’illustre toutes les affiches de l’Opéra national du Rhin (Opéra de Strasbourg) en collaboration avec Twice studio qui réalise l’identité visuelle pour la saison prochaine.

Ici, les livres et les disques s'affrontent et vivent ensemble !

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Pouvez-vous me décrire cet appartement, dans lequel vous vivez tous les quatre, avec vos enfants et Vincent, votre compagnon ?

Sarah

Il ne s’agit pas seulement de l’appartement mais d’un tout, car il fait partie intégrante de cet immeuble avec sa cour ; ce qui a son importance, selon moi. Il a été construit dans les années 1930, il est vraiment très ancré dans la période Art déco qui est très présente visuellement dans le grand hall d’entrée, dans la cour avec le bassin, ses mosaïques, les marquises, les ferronneries, les ascenseurs vitrés… Le plan d’origine de l’appartement nous a tout de suite plu, nous l’avons à peine modifié lors de notre emménagement ici. On a effectué des travaux essentiellement dans la cuisine : la raison pour laquelle on a déménagé, c’est que je travaille chez nous et dans notre ancien appartement, mon bureau était aussi notre salle à manger ; ce n’était vraiment pas pratique. Ici, la salle à manger est devenue mon atelier et notre cuisine est assez grande et agréable pour y dîner. On y vit beaucoup, elle est assez centrale, ouverte sur les deux autres pièces. C’est une vraie pièce de vie. J’y peins même souvent, finalement. Un comble !

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À part la cuisine, quels travaux avez-vous réalisés ici ?

Sarah

On a abattu les cloisons d’un couloir qui serpentait dans tout l’appartement pour obtenir cette cuisine. Il n’y a plus un seul couloir dans l’appartement. En revanche, je tenais à respecter autant que possible l’esprit de l’appartement d’origine. Notre volonté était d’essayer de garder le dessin des pièces de vie, les moulures, les corniches, les frises, les portes d’origine, etc. Nos ajouts donnent l’impression d’avoir toujours été là : c’est le cas de la double porte entre la cuisine et le salon, que nous avons posée en reprenant le motif de toutes les autres, ou encore de cette bibliothèque de vinyles – nous en sommes envahis, c’est la passion de mon compagnon – qui n’est pas d’origine, mais s’intègre parfaitement dans le décor. Ici, les livres et les disques s’affrontent et vivent ensemble.

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Quelle était votre volonté pour le décor ?

Sarah

Ce qui est amusant aussi, c’est que je commençais à dessiner l’identité visuelle de Sandrine Sarah Faivre, une architecte d’intérieur, quand nous avons décidé de déménager, et je lui ai naturellement proposé de travailler pour cet appartement. Cet échange était très intéressant, elle était ma cliente et je suis devenue la sienne, nous nous sommes véritablement imprégnées de nos univers respectifs et sommes devenues très amies. Concernant l’intérieur, nous voulions faire un clin d’œil à cet écrin Art déco sans pour autant être littérales. Bien des formes de nos objets et de nos meubles reprennent les arrondis qu’on retrouve dans l’architecture d’origine. Les dossiers des fauteuils, par exemple. Nous adorons les luminaires : dans mon bureau, les appliques (en demi-cercle, elles aussi) en laiton évoquent pour moi des boucles d’oreilles. Dans la cuisine, les piliers arrondis et creusés de niches reprennent aussi ces formes. Avant d’arriver ici, nous avions déjà plusieurs pièces assez radicales. Chaque luminaire a une identité. Et la lumière, quand on dessine, c’est essentiel… Même ma fresque la reflète, avec ses motifs argentés. Elle s’allume littéralement la nuit lorsque tout l’appartement est éteint et qu’une seule ampoule brille !

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Parlons-en, de ces luminaires. Ils semblent occuper une place privilégiée dans votre intérieur.

Sarah

J’aime ce lampadaire placé dans le salon, baptisé Chiara, c’est une parfaite liseuse! Mario Bellini a voulu faire un lampadaire comme un pliage, d’un seul tenant. C’est une grande feuille de métal courbée. Sur mon bureau, j’ai placé cette lampe que j’aime beaucoup, de chez Kartell. Elle fait une lumière que je trouve incroyable, diffuse et intense mais pas aveuglante. L’appartement peut être complètement éteint, si cette lampe-là est allumée, c’est très agréable. J’ai donc décidé de la coller à ma gauche quand je travaille, puisque je passe le plus clair de mon temps assise ici (je suis droitière et je n’ai ainsi pas d’ombre portée sur mon dessin). Et juste derrière mon ordinateur, c’est une lampe d’Ettore Sottsass des années 1980 qui réinterprète la lampe classique de bureau. Elle s’appelle Pausania. Dans le salon, le lustre me fait, comme la paire d’appliques de mon bureau, penser à la chaîne d’un bijou : j’adore ce système de maillons. Nous avons beaucoup d’autres lampes en verre de Murano comme le lustre de notre chambre à coucher, ou la suspension en verre bullé de la cuisine. J’aime beaucoup le travail du verre soufflé. Il y a de nombreux objets des années 1970 et 1980.

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Comment chinez-vous ces pièces ?

Sarah

Beaucoup en ligne, notamment sur eBay. Je n’ai pas de voiture, alors je n’ai pas à réfléchir au rapatriement !

TSF

Pouvez-vous me parler un peu plus de vos influences et de vos références diverses ?

Sarah

C’est toujours complexe quand on a le nez dedans tous les jours et qu’on ne cesse de découvrir… Quand j’y réfléchis, cela fait un moment que je reviens systématiquement aux paysages symbolistes de Félix Vallotton. D’ailleurs, on en retrouve certainement une influence dans la tapisserie que j’ai imaginée pour The Socialite Family. J’aime ses paysages aux couleurs hallucinatoires comme ceux de Ernst Ludwig Kirchner. Je suis persuadée de l’influence qu’ils ont eue sur des générations d’artistes. Les Nabis, les Fauves aussi m’influencent beaucoup pour cette recherche des couleurs, la mouvance des formes. Dans la tapisserie, on retrouve aussi quelque chose des couleurs des motifs dessinés par Bernard Neville dans les années 1970 pour Liberty of London que je regarde souvent. Mais j’aime tant d’autres choses, le décadentisme, le bizarre, le macabre grand-guignol, un certain mauvais goût, aussi… L’atmosphère du magasin Biba à Londres dans les années 1970, les couleurs de Fantasia, toutes ces influences de couleurs saturées sur fond noir, étranges comme impossibles, en négatif… j’y reviens sans cesse. Et puis, avec la couleur, selon moi, il faut toujours foncer. J’ai vu ces rideaux bleu ciel The Socialite Family et c’était une évidence que leur place était ici. C’est pourtant une couleur vers laquelle je ne me serais pas tournée. Mais quand je n’aime pas une nuance, j’essaie de réfléchir à ce qui en ressort d’intéressant, quelle autre couleur ou texture pourrait la révéler. Et je finis toujours par trouver.

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L’environnement familial dans lequel vous avez grandi a-t-il influencé votre goût ?

Sarah

J’ai passé une bonne partie de mon enfance dans des maisons remplies de tableaux, de papiers peints et surtout de livres. Ç’a nourri mon attrait pour l’image, c’est certain… De même que mon ennui ! J’ai toujours beaucoup lu. L’art, je l’ai d’abord découvert dans les livres plutôt que dans les musées. D’où, sans doute, ma passion pour le livre en tant qu’objet. Cela dit, maintenant que j’y pense, mon père m’a transmis son goût pour le fantastique, la science-fiction, l’anticipation : Edgar Poe, Guy de Maupassant, LoveCraft, Philipp K. Dick’s, J.G. Ballard, parmi tant d’autres, m’ont longtemps obsédée ! Nombreux sont mes dessins portant le nom de nouvelles de Ballard… Je me souviens aussi que je piquais plein de livres de poche aux couvertures datées à mon grand-père. Il est décédé assez tôt dans ma jeunesse, j’étais enfant. Quand j’allais chez ma grand-mère, je dormais dans son ancien bureau. J’ai commencé à vider discrètement sa bibliothèque petit à petit. Je choisissais les romans uniquement par leurs couvertures, comme les livres de poche des années 1950 par Pierre Faucheux. Mais aussi Les Folios Gallimard des années 1970 de Massin, avec les titres en baskerville et les couvertures avec des illustrations. Celle d’Alain Le Foll pour À Rebours par exemple. Et encore, les albums d’Harlin Quist et de Ruy Vidal.

TSF

Quelles sont vos actualités du moment ?

Sarah

J’ai imaginé le dessin Il Cielo in una stanza pour The Socialite Family, dont une paire de rideaux et une tapisserie magnifiquement tissée par les tisserands de Tissage des Flandres, dans le Nord de la France. Je viens de terminer le catalogue de l’exposition Les Fleurs d’Yves Saint Laurent qui ouvre ces jours-ci au musée Yves Saint Laurent Marrakech et qui voyagera ensuite au Musée Yves Saint Laurent Paris. J’ai réalisé un décor panoramique de 13 mètres de long pour le restaurant Fish Point des Galeries Lafayette Gourmet. Je termine le catalogue de l’exposition Etel Adnan au King Abdulaziz Center for World Culture à Ithra en Arabie saoudite qui a ouvert ce dimanche, bientôt disponible.

TSF

Avez-vous quelques bonnes adresses de votre quartier à partager avec nous ?

Sarah

Oui, essentiellement de bonne chère ! J’aime beaucoup Cuisine, (50 rue Condorcet, Paris 9e) pour la table bien sûr mais aussi le décor signé Federico Masotto. Les meilleures tartes de Paris sont aux  Petits Mitrons, (26 rue Lepic, Paris 18) : surtout leur croûte caramélisée. J’aime toute la carte de Bilili, (136 rue du Faubourg-Poissonnière Paris 10e).

Sarah Martinon et Constance Gennari, fondatrice de The Socialite Family

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Lucia Sellier & The Socialite Family

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